Lectures d’été un peu sérieuses sur la nationalité et la citoyenneté

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Le début de l’été m’apprenait par une dépêche du Bulletin quotidien que le vice-premier Ministre italien leader du Mouvement 5 Etoiles, Luigi Di Maio, envisageait alors de déchoir de sa nationalité l’ancien ministre italien Sandro Gozzi, par ailleurs président de l’union fédéraliste européenne, au seul motif qu’il aurait accepté d’être chargé de mission auprès du Premier Ministre Edouard Philippe. Le plus étonnant est que Sandro Gozzi ait cru devoir relever qu’il n’avait pas « prêté serment sur la Constitution ». J’ai alors constaté que plusieurs des ouvrages « en retard » que je m’apprêtais à lire, revenaient sur cette question récurrente de la nationalité.



Le premier d’entre eux est celui de Dominique Schnapper sur la citoyenneté à l’épreuve. La démocratie et les juifs (Gallimard, 2019). Cette sociologue des diasporas avec laquelle j’ai eu l’occasion d’échanger lorsque j’étais ministre – et que je travaillais alors à la conférence que je voulais justement consacrer au rapport entre citoyenneté et nationalité, tel que les français établis hors de France peuvent le vivre – est une femme admirable. Poursuivant inlassablement sa réflexion sur l’histoire des juifs dans la Cité, elle cherche à comprendre ce qu’une minorité apporte à la construction de la nation moderne et à son projet démocratique. Elle y démontre comment les juifs, en tant que groupe, sont parvenus à s’inscrire dans un espace public commun à tous et à s’intégrer par l’acceptation et la pratique des rites républicains. C’est bien cette réflexion qui m’intéresse et m’interroge. Comment – à partir de cet exemple – faire accepter l’idée qu’un particularisme culturel, mémoriel ou linguistique d’une communauté n’est pas exclusif de son intégration collective et plus encore de son apport à la République. Sans revenir sur la passion de la République que les juifs de France ont pu témoigner, il est certain que cette communauté a su comprendre les codes de l’intégration et les faire vivre. Ils font revivre cette idée que la nationalité (c’est à dire au sens premier le sentiment d’appartenance à la Nation) est le produit d’une situation de fait, certes, mais aussi et surtout d’une volonté.

 

La force de ce désir d’intégration, je le retrouve dans la violence du dépit énoncé par Marceline Loridan-Ivens dans cette lettre à son père que constitue son Et tu n’es pas revenu (Grasset, 2015).  Soucieuse de lire ces quelques pages que le décès de cette femme aux milles talents déportée à Auschwitz-Birkenau me fait connaitre et qu’elle consacre à son père, j’y trouve l’expression d’une distance intime et tellement violente à l’égard de la France. « Tu n’étais pas français. Tu avais fait des démarches avant-guerre pour décrocher cette nationalité dont tu rêvais. Ce pays tu l’aimais peut-être à cause de Zola et son « J’accuse » de Balzac que tu avais lu en yiddish. Je ne suis pas sûre que c’était réciproque. Je me souviens de ta voix, de ton accent, des mots que tu écorchais, tu parlais bien mal le français. Tu étais juif étranger, c’était ton seul titre d’état civil ». Et d’ajouter alors qu’elle décrit ses échanges avec le maire de Bollène pour qu’il soit indiqué sur le monument aux morts de la commune qu’il avait été déporté à Auschwitz : « Tu n’es pourtant pas mort pour la France. La France t’a envoyé vers la mort. Tu t’es trompé sur elle ». Le dépit mord au cœur. Je comprends mieux ce qui peut faire la violence de l’amour déçu de ceux que la République ne sait pas accueillir en les rassurant, en les assurant qu’ils ont eu raison d’aimer ce qu’elle porte de grandeur, de chaleur et d’attachement intimes. Ce dépit semble avoir sauté une génération et Marceline l’avoir fait sien. « Tu avais choisi la France, elle n’est pas le creuset que tu espérais. Je me sens l’héritière trompée de tes illusions, un prolongement de toi, l’enfant née de ta fuite. Tu rêvais d’Amérique ». Soyons attentif aux « héritiers », à la génération suivante. Ce sont eux qui nous réclament des comptes avec d’autant plus de violence qu’ils portent en eux les espoirs secrètement déçus de leurs parents.



Cette douleur, je la retrouve en filigrane dans les milles portrait qui se dégagent des Dénaturalisés de Claire Zalc (Seuil, 2016) consacré aux retraits de nationalité sous Vichy. En réaction à la loi de 1927 qui allégeait les conditions de naturalisation, le régime de Vichy procédera en effet à plus de 15 000 dénaturalisations, 500 déchéances tandis que les juifs d’Algérie seront amenés du statut de citoyen à celui de sujet. « La France aux français », ce mot d’ordre antisémite repris par Vichy, prend avec cette directrice de recherches à l’Institut d’histoire moderne et contemporaine un aspect intime au fil de son analyse des pratiques administratives qui dessinent les visages de « ces mauvais français ».  L’analyse au plus près du processus administratif de dénaturalisation – au travers de la reproduction des attestations, des rapports de commissions, de témoignages – fait apparaitre combien elle met à l’épreuve ce lien entre l’individu et l’État. Parce-que la nationalité est un élément de l’identité (et les français établis hors de France, dont une part importante est binationale, le savent mieux que d’autres), l’on devine combien le retrait de la nationalité peut être violent. C’est ce qu’exprime Albert Cohen dans Belle du Seigneur (même si j’y préfère Mangeclous) !) en relevant que « sans nationalité et sans profession, l’individu est socialement mort ». Retirer la nationalité d’un individu, c’est aussi lui signifier une exclusion d’une communauté qu’il avait pu choisir pour sa culture, sa langue. Réfléchir sur la dénaturalisation, c’est aussi en creux écrire sur ce qui fait l’appartenance au roman national. Cet ouvrage y contribue par la somme de ces aventures individuelles qui tissent la trame d’une nation incapable d’avoir eu la volonté de retenir ceux qui ont aussi contribué à la faire. J’ajoute que les pages sur la prétendue lâcheté, l’absence de loyauté des binationaux sont particulièrement touchantes. Quand un État – à l’instar des certificats de civisme délivrés par la première république – en vient à définir limitativement ce qui fait la loyauté de ses citoyens, lorsqu’il revendique de mettre en fiche des sentiments et des valeurs, c’est tout simplement que la Nation (au sens où l’entend Ernest Renan, c’est à dire ce « long passé, d’efforts, de dévouement et de sacrifices ») n’existe plus. La citoyenneté se constate et ne se décrète pas. Il en va de même du sentiment qui fonde le désir de relever d’une nationalité.

Le dernier ouvrage à prendre sur la pile, ce jour, est l’étude annuelle 2018 du Conseil d’Etat intitulée La citoyenneté. Etre (un) citoyen aujourd’hui (La documentation française, 2018 https://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics/184000629.pdf). Ce rapport, qui provient de la Section du rapport et des études, a pour particularité d’être le résultat, inhabituel, d’une série de conférences et d’auditions sur la citoyenneté. Si cette étude vaut par la somme documentaire qu’elle réunit car l’on y trouve toute une série de lois et décrets nécessaires se rattachant à la citoyenneté lato sensu, elle me semble cependant demeurer en deçà des objectifs que la Haute juridiction semble s’être donnée. Que la citoyenneté soit en crise personne n’en doutera a fortiori après la crise dite « des gilets jaunes » ; que le sentiment d’appartenance à la communauté s’affaiblisse personne ne le contestera mais une fois cela acquis, il aurait été utile, compte tenu de la diversité des avis recueillis de formuler des propositions et ne pas se contenter d’un constat que tout en chacun peut faire.  Or, cette dernière partie manque incontestablement. J’en retiendrai néanmoins la volonté délibérée d’identifier la citoyenneté avec la seule citoyenneté républicaine qui signifie certes l’arrachement de l’individu aux autres appartenances collectives (famille, communautés religieuses) au bénéfice cependant de la collectivité publique par l’adhésion à ces mêmes rites que relève Dominique Schnapper, la laïcité, la fraternité, l’éducation par exemple.

 

Je sais la complexité de cette démarche dans un contexte où certaines propositions de la droite aujourd’hui (comme la proposition d’Éric Ciotti de mettre un drapeau français dans chaque classe d’école acceptée par le gouvernement) trouvent un écho dans certaines des conclusions du débat sur l’identité nationale organisé par Eric Besson en 2009. Entendons-nous bien, le débat n’est pas illégitime et il convient de réfléchir à ce qui fait, à ce qui provoque plutôt l’adhésion à la communauté. Ayons cependant aussi à l’esprit que réfléchir à ce qui fait la citoyenneté, c’est immédiatement rouvrir le débat justement traité par Claire Zalc. Si la citoyenneté est un « sentiment d’appartenance », elle peut alors être refusée à ceux dont on estime qu’ils n’auraient pas un tel sentiment …



C’est justement ce débat qu’il me semble que la gauche devrait avoir (celui des rapports entre citoyenneté et nationalité) pour contribuer à la refondation d’une patrie civique et surmonter la présentation réductrice que la droite peut faire de la question migratoire notamment car soyons honnêtes ; si ces migrants ont vocation à devenir français, il nous revient à l’inverse de leur donner l’envie de devenir citoyens.



La nuit est survenue. Le bleu azur du ciel a disparu pour laisser place à une nuit étoilée. Ces lectures, qui m’enrichissent m’ont cependant rendue grave et me ramènent au discours prononcé voici quelques mois par une universitaire, Marie-Paule Dhaille à qui Yvette Lévy, résistante et déportée, remettait la Légion d’Honneur. Revenant sur ce qui avait fait son engagement au sein du cercle d’étude et de recherche de la Shoah, elle concluait alors son propos en citant Albert Camus dans un éditorial du 10 mai 1947 : « Il est nécessaire de dire clairement que ces signes spectaculaires ou non, de racisme (et d’antisémitisme) révèlent ce qu’il y a de plus abject et de plus insensé dans le cœur des hommes. Et c’est seulement quand nous en aurons triomphé que nous garderons le droit difficile de dénoncer, partout où il se trouve, l’esprit de tyrannie et de violence ». Réfléchir à ce qui fait l’appartenance à une communauté s’est aussi se donner demain la capacité morale de résister à la violence de ceux qui en défendront l’éclatement, la division, l’exclusion. Pour lire parfois, la nuit convient mieux car elle semble permettre une égalité entre l’obscurité du dedans et celle du dehors. Ce soir-là à tout le moins …


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