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Les politiques, ces pelés, ces galeux…

Article publié par Libération le 3 octobre 2019

Le décompte des agressions perpétrées contre les maires des communes de France effectué par le Sénat devrait inquiéter plus qu’à l’ordinaire ceux qui tiennent aux principes démocratiques censés soutenir la vie politique du pays. Sur 3 978 édiles qui ont répondu au questionnaire sénatorial, ils sont 92% à avoir subi des violences allant des incivilités aux agressions physiques en passant par les injures et les menaces. L’un d’eux, Jean-Mathieu Michel, maire de Signes (Var) a été tué le 5 août dernier pour avoir voulu mettre fin à un dépôt sauvage de gravats (ce qui a déclenché l’enquête du Sénat). «Les maires, parce qu’ils détiennent une parcelle de l’autorité publique, sont exposés à des risques. La réalité du phénomène est incontestable»,a déclaré hier Philippe Bas, président LR de la commission des lois du Sénat.

Ces agressions diverses sont en hausse régulière, supérieure à celle qui touche d’autres professions (même si on note une accalmie ces derniers mois). Elles s’ajoutent aux attaques de permanences et aux menaces variées qui ont frappé certains députés pendant le mouvement des gilets jaunes, ainsi qu’à celles qui ont émaillé la protestation contre les traités de libre-échange.

Les esprits placides n’y verront que la traduction des tensions qui affectent le pays sur toutes sortes de sujets et dont les élus sont des victimes parmi d’autres. Mais il y a une autre hypothèse, nettement plus problématique, dans la mesure où elle met en cause l’évolution générale du débat public, notamment dans les médias et sur les réseaux sociaux. L’attaque automatique, systématique, permanente, contre la classe politique est devenue le pont-aux-ânes du commentaire. Quand on n’a rien à dire sur un plateau de télévision, on dit du mal des hommes politiques. On se donne la stature d’un esprit fort sans courir le moindre risque, tout en étant assuré de l’approbation mécanique des autres intervenants et des téléspectateurs. Sous toutes ses formes, des plus grossières aux plus sophistiquées, le poujadisme est devenu une seconde nature du ronron médiatique.

Or les maires remplissent pour la plupart leur tâche avec une grande abnégation, pour un salaire souvent fort mince. L’indemnité mensuelle des maires s’échelonne de 658 euros bruts pour l’édile d’une commune de moins de 500 habitants, à 5 612 euros pour les maires des très grandes villes françaises comme Lyon, Marseille ou Paris. La France comptant seulement 910 communes de plus de 10 000 habitants, seuls leurs maires, très minoritaires donc, touchent plus de 2 128 euros brut par mois. Certes certains d’entre eux arrondissent leur maigre revenu en prenant des responsabilités dans divers organismes intercommunaux. Mais ils sont minoritaires et leur indemnité globale est de toute manière plafonnée. Dans n’importe quelle branche du privé, les mêmes tâches et les mêmes responsabilités, qui supposent beaucoup de travail et une compétence indiscutable, donneraient lieu au versement d’un salaire supérieur. Interrogée à froid par sondage, l’opinion le reconnaît volontiers, puisque quelque 80% des administrés ont une bonne opinion de leurs élus municipaux.

Quant aux députés et aux sénateurs, le pinaillage permanent qui leur est infligé à propos de leurs avantages tourne au grotesque. Il ne peut masquer le fait qu’ils sont rémunérés, à la vérité, comme des cadres supérieurs, ce qui n’est que justice dans la mesure où leur échoit l’importante responsabilité de modeler les lois du pays, de surveiller le budget de la nation et d’incarner la souveraineté populaire, toutes fonctions essentielles au bon déroulement des procédures démocratiques. On invoque parfois le «sacerdoce» qui devrait définir le rôle des élus de la République. Objection réfutée depuis longtemps : si la fonction d’élu devait reposer sur le bénévolat (idéal vaguement rousseauiste), seuls les citoyens disposant par ailleurs d’un patrimoine ou d’un revenu conséquent pourraient occuper ces postes. Nous reviendrions au système en vigueur au XIXesiècle, quand seuls les membres de professions prospères étaient en situation de remplir des fonctions électives. Faudrait-il, pour satisfaire l’antiparlementarisme ambiant, revenir à la République des notables ?

On décrit trop souvent les élus comme les membres d’une «oligarchie» coupée du peuple, occupée seulement de jouir de ses prébendes et de mener une carrière personnelle. C’est ne rien connaître à la vie quotidienne des élus, qui doivent assumer leurs tâches législatives ou municipales pendant la semaine et maintenir un contact étroit avec leurs électeurs le week-end, sous peine, s’ils ne le font pas, de se faire battre à l’élection suivante. Elle était naïve, quelque peu ridicule mais révélatrice, la surprise des nouveaux élus LREM de 2017, issus de professions libérales ou cadres dans des entreprises, quand ils ont découvert, en regard de leur précédent métier, la lourdeur des servitudes attachées à leurs nouvelles fonctions et la soudaine diminution de leur train de vie.

Les pressions physiques ou verbales exercées contre les élus, en hausse continue, contredisent directement, et de manière scandaleuse, un principe fondateur de la République. Les élus du peuple doivent pouvoir délibérer dans la sérénité et prendre leurs décisions sans risquer à tout moment l’agression ou le chantage. Les seules sanctions légitimes qu’on peut leur appliquer émanent de la justice, en cas d’illégalité démontrée, et surtout des électeurs, qui ont tout loisir de ne pas reconduire le député ou le maire qui ne leur convient pas, ce qu’ils ne se privent pas de faire. Le harcèlement que subit la classe politique sommairement amalgamée à ses moutons noirs condamnés par la justice, fausse le jeu démocratique et ouvre la voie à une tyrannie des intérêts particuliers. Le contraire d’une démocratie en bon état de marche.


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