Mon interview pour France 24 « Le Covid-19 affaiblit aussi le projet d’une défense européenne commune »

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La crise sanitaire et économique engendrée par l’épidémie mondiale de Covid-19 apporte avec elle de nouveaux défis et engendre une recomposition géopolitique majeure, redonnant toute son actualité à la question de l’autonomie stratégique de l’Europe.

Retrouvez ci-dessous l’article d’Ali Laidi pour France 24, qui détaille et analyse l’ensemble de ces sujets.

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La pandémie de coronavirus complique les arbitrages budgétaires européens. Pendant qu’à Bruxelles, on envisage de diminuer le budget du fonds européen de la défense, Berlin achète des avions de chasse américains, fragilisant ainsi l’industrie de défense du vieux continent.  PUBLICITÉ

Des vents mauvais soufflent sur la défense européenne qui pourrait être sacrifiée sur l’autel des restrictions budgétaires. Si l’on en juge par les mauvaises nouvelles qui s’enchaînent, c’est sans doute ce que l’on peut craindre.

Tout d’abord, revenons en décembre 2019. À Bruxelles, les discussions sur le budget 2021-2027 peinent à aboutir : les États membres ne s’entendent ni sur le montant ni sur sa répartition. Et ne parviennent pas à trancher : privilégier la politique commune agricole, les fonds structurels, la transition écologique ou la transformation numérique ?

Les Finlandais qui président alors le Conseil de l’Union européenne proposent de réduire de moitié le budget du fonds européen de la défense. Berlin ne réagit pas. « La défense n’a jamais été la priorité des Allemands, note Gaëlle Schweiger, chercheure associée à la Fondation pour la recherche stratégique. Cette industrie ne fait pas le poids face à l’automobile ou aux machines-outils. »

Rappelons que le 13 juin 2018, la Commission européenne affichait ses ambitions et promettait 13 milliards d’euros pour la défense entre 2021 à 2027. Du jamais vu dans l’histoire des institutions européennes, d’autant plus que Bruxelles possède très peu de compétences dans ce domaine.

Face à la pandémie, de nouvelles priorités pour Bruxelles ?

La deuxième alerte concerne les nouvelles priorités de la Commission imposées par la crise sanitaire du Covid-19. « Il est à craindre, soupire un expert à Bruxelles, que la Commission délaisse la défense pour se concentrer sur la santé et les transitions énergétiques et numériques. »

Hélène Masson, maître de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique est moins pessimiste. En créant en octobre 2019, une direction générale Défense et Espace, une première, la chercheuse estime que la Commission européenne va s’engager pour faire avancer ce dossier malgré un budget moins important.

En pleine crise du Covid-19, Berlin achète des F-18

Troisième signal inquiétant : en pleine pandémie de Sars-Cov-2, le 21 avril 2020, Berlin annonce son intention d’acheter 45 exemplaires de l’avion de chasse américain F-18 Growler, fabriqué par Boeing. C’est la première fois depuis des décennies que Berlin achète un aéronef militaire américain. Cependant Annegret Kramp-Karrenbauer, la ministre allemande de la défense, prend soin d’annoncer également l’achat de 93 avions Eurofighter, construits par Airbus.

De quoi inquiéter les Français avec qui les Allemands se sont engagés en juillet 2017 à construire un Système de combat aérien du futur (Scaf), rejoint depuis par les Espagnols. Un dispositif qui comprend, entre autres, la fabrication d’un drone de combat et celle d’un avion de chasse de nouvelle génération.

Le PDG de Dassault aviation, l’un des partenaires du projet Scaf avec Airbus Defence and Space reste serein en déclarant à la presse le 24 avril 2020 que la décision allemande est plutôt une bonne nouvelle pour la France. Pourquoi une telle confiance ? Berlin a évité le pire et n’a pas acheté le dernier-né de l’industrie aéronautique américaine, le F-35, de Lockheed Martin.

« Berlin n’avait guère le choix, assure Gaëlle Schweiger, elle devait remplacer ses vieux Tornado. » Des avions conçus par le Royaume Uni, l’Allemagne et l’Italie dans les années 1970 et mis en service au début des années 1980. L’armée de l’air allemande avait également besoin d’un avion capable d’emporter la B-61, une bombe nucléaire américaine, déployée dans le cadre de l’Otan.

C’est actuellement la mission de ses Tornado PA-200 intégrés à la 33e escadre de chasseurs bombardiers. La Lutfwaffe rêvait du F-35, un cadeau politiquement impossible pour la chancelière allemande. Le F-18 Growler fait donc figure de compromis.

Les Américains ont fait pression sur Berlin en refusant de certifier un appareil européen. Ni l’Eurofighter, ni le Rafale de Dassault ne sont habilités à emporter cette bombe américaine. Berlin peut donc justifier son choix du F-18 de Boeing. Problème : lui non plus n’est pas spécifié pour cette arme nucléaire !

Washington s’est donc engagé à modifier rapidement son avion pour l’adapter à la B-61 et à sa nouvelle version, la B-61-12. Washington et Berlin reste donc nucléairement connectés. « Le principe du partage nucléaire est la plus forte représentation de l’alliance atlantique entre Berlin et Washington, insiste Gaëlle Schweiger. Les dirigeants allemands actuels y tiennent à tous prix. »

L’enjeu de cette vieille bombe en service depuis les années 1960 n’est donc pas sécuritaire, mais politique. Les Américains n’ont-ils pas annoncé dans leur nouvelle posture nucléaire qu’elle était dépassée et qu’il fallait compter sur des missiles à faible portée ? « L’objectif des Américains, ajoute Hélène Masson, est de ne jamais créer un contexte favorable aux avions made in Europe. En un mot : ils veulent tuer l’industrie aéronautique militaire européenne. »

Des F-18 contre les taxes sur les voitures allemandes

Cette annonce du gouvernement allemand fait naître des craintes au sein des milieux de la défense en France. Pour certains experts, les Allemands jouent sur plusieurs tableaux à la fois. En pleine crise économique due au Covid-19, ils affichent leur volonté de relancer l’économie via l’industrie de défense en commandant 93 Eurofighter à Airbus.

Dans le même temps, ils font de la diplomatie économique en s’engageant à passer des commandes à l’industrie américaine. « Ils bénéficient, explique une source française qui préfère garder l’anonymat, d’un moyen de pression contre Washington. Si l’Amérique taxe les voitures allemandes, l’Allemagne n’honorera pas sa commande de F-18 à Boeing. »  

Alors que la ministre de la défense allemande Annegret Kramp-Karrenbauer souhaite faire voter ces commandes au Bundestag avant la fin de l’année, elle rencontre des résistances au sein de la coalition gouvernementale, le SPD n’étant guère favorable à cet investissement.

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De plus, que feront les Verts s’ils renforcent leur position lors des prochaines élections fédérales en septembre 2021 ? Bref, le vote au Bundestag pourrait être repoussé après 2022, voire 2023. Le temps de faire mariner les Américains et de tenir à distance un président Trump qui pourrait retrouver son siège à la Maison Blanche lors des élections présidentielles du 3 novembre 2020.

Une brèche pour le F-35 ?

Un autre expert français s’inquiète des conséquences à long terme du choix allemand. Berlin ne fait-il pas entrer le loup dans la bergerie ? Le F-18 Growler est un avion également taillé pour la guerre électronique. En l’acquérant, la Lutfwaffe devra l’intégrer dans le Système de combat aérien du futur (Scaf) imaginé avec les Français et les Espagnols.

Ce qui revient à installer la technologie américaine au cœur du Scaf, lequel sera ainsi relié au système de l’Otan dans lequel le F-35 américain règnera en maître. « Le pire, craint un expert, c’est que devant le retard que prendra inévitablement le programme Scaf prévu pour 2040, les Allemands y renoncent et finissent par acheter des F-35. »

Un choix politique hautement inflammable qui signera, à terme, la mort de la branche militaire d’Airbus. « Or si nous n’achetons que des équipements américains, prévient la sénatrice PS Hélène Conway-Mouret, l’Europe ‘s’otanisera’ : elle dépensera de l’argent en pure perte, sans transfert technologique et perdra toute souveraineté. »


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