De l’orage dans l’Eire

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 Crise immobilière, financière et politique… L’Irlande a tiré un trait sur ses années de croissance et se débat avec un déficit hallucinant et des plans de rigueur à répétition. Par CHRISTIAN LOSSON (envoyé spécial à Dublin)

C’est une fin de rêve de martingale, un miroir aux alouettes brisé. «L’économie irlandaise a longtemps été le poster d’enfant du libre marché globalisé ; une sorte de fable morale avec un happy end pour ceux qui auraient bien appris les leçons du capitalisme. Le prix à payer pour une telle illusion sera terrible.» Ce prix, Fintan O’Toole, en a une idée assez précise. Chroniqueur et historien, il a écrit le pamphlet le plus fin sur la crise. Ship of Fools («le navire des fous»). «Il suffit, dit-il, de passer en revue le flot d’infos depuis une semaine.» Un sauvetage des banques, jusqu’à 50 milliards d’euros, et un déficit budgétaire hallucinant : 32%. Une nouvelle récession annoncée, après une année 2009 déjà apocalyptique (- 7,1% de croissance). Un cinquième plan de rigueur budgétaire (4,5 milliards à trouver) à l’étude pour décembre et un chômage qui a triplé, et frole les 14%. Une agence de notation qui dégrade la capacité d’emprunt du pays…«Chaque jour, c’est une mauvaise nouvelle. Puis une nouvelle encore pire le lendemain, résume Jimmy Kelly, secrétaire général du syndicat Unite. Mais le pire n’est jamais sûr. Ou plutôt si : il est devant nous.»

Comment l’Irlande, ex-championne d’Europe de la richesse par habitant, en est arrivée là ? «Le modèle de développement irlandais nous a conduits dans le mur, souffle Fintan O’Toole. Parce qu’il est le fruit vénéneux, mélange d’un cocktail létal d’une idéologie libérale sans frein et sans vergogne, et d’un héritage irlandais d’une élite multipliant la collusion, le copinage et la complaisance.» Tournée, donc, la page du pays capable de doubler le nombre de ses chevaux de courses et de ses exportations en cinq ans. Zappées les fiestas des magnats de la construction sur des yachts d’Onassis, ou l’achat pour 379 millions d’euros d’un terrain à Ballsbrige, quartier hype, qui en vaut aujourd’hui dix fois moins. Oubliée la fierté retrouvée d’un pays en marge de l’Europe devenu – grâce aussi aux 10 milliards de fonds de Bruxelles – numéro 1 des exportations de logiciels avant que les multinationales, comme Dell, ne fuient.

 

«On s’est vu trop beaux». «Le pays a connu deux booms, résume Fintan O’Toole.A partir de 1994, un impôt sur les sociétés de 12,5% a attiré 40% des investissements américains en Europe.» Le vent de dérégulation a aimanté les multinationales. Le cash a afflué. Avec le krach de la bulle Internet, Dublin a voulu trouver un autre levier, un relais de croissance. «Les taux d’intérêts bas de la Banque centrale européenne ont alors permis un déluge de prêts, notamment immobiliers.» Mais la crise planétaire a frappé le pays de plein fouet en 2007. La bulle immobilière a éclaté ; les ressources fiscales ont plongé de 37%. Il a fallu sauver des banques (Libération du 1er octobre), dont le symbole honni : l’Anglo Irish Bank, dont le nouveau siège, squelette de béton figé par l’arrêt des travaux, hante les rives de la Liffey, au sud de Dublin…

 

«L’Irlande se retrouve face à la plus grave crise de son histoire ! estime ainsi Jimmy Kelly. La rigueur à coups de marteau, les coupes hallucinantes dans le secteur public ne feront qu’aggraver la crise et la récession. Les gens, tétanisés, vont geler leurs dépenses. La récession sera encore plus virulente.» Sans parler d’un dogme, que le gouvernement veut toujours intouchable : le bouclier fiscal made in Ireland.«De l’hystérie : le Premier ministre ne veut pas rompre avec la politique qui nous a conduits dans le gouffre», enrage Jimmy Kelly. «Comment peut-on, dans ces conditions, croire que l’on va passer d’un déficit budgétaire de 32% en 2010 à 3% en 2012, s’interroge, un brin incrédule, John O’Hagan, économiste au Trinity College. Certes, l’Irlande a engrangé des infrastructures, développé une main-d’œuvre qualifiée, mais le cartel feutré au pouvoir semble désemparé pour trouver une autre voie de développement.»

Ironie de l’histoire, les sorties du gouvernement ont des allures de credo tchatcheriens : Tina («There is no alternative»). «Il n’y a pas d’alternative, tout le monde doit faire des sacrifices horribles», assure Brian Lenihan, ministre des Finances. «On s’est cru plus proche de Boston que de Berlin, sourit Eamon, un vidéaste. La classe moyenne a acheté des maisons, est partie en vacances, a payé son café 5 euros. On s’est vu beaux. Trop beaux.»Résultat, «le sauvetage des banques nous plonge tous dans la déprime : 11 000 euros de dette en plus par Irlandais, ça fait cher le mirage, non ?»

 

Visa en main. Le mirage s’évapore chaque jour. Les pancartes «à louer» balisent l’Irlande. Plus de 300 000 logements seraient vides ou à moitié vides. Jusqu’à 3 000 ghost estates, des lotissements fantômes. Comme à Clongriffin, aux portes de Dublin. «Bienvenue dans le nouveau City Center», vante une pancarte. Un centre-ville, ça ? Un centre vide. Peuplé d’une poignée d’appartements comme habités par des zombies, dont les ombres se découpent. «On vit dans un cimetière immobilier, sourit Aider, 19 ans, étudiant en biologie. A part la gare, il n’y a rien. Pas de restaurants, pas de pharmacie, rien… Ces biens immobiliers sont maudits.» Des fantômes qui tiendront d’héritage-boulet du Tigre celtique. Les pots de peintures séchés immortalisent l’arrêt brutal des constructions. Si les Midlands, au cœur du pays, cristallisent ces subprimes à l’irlandaise, Dublin n’y échappe pas.«Après avoir connu une envolée digne d’un conte de fée pour promoteurs – 500% en dix ans -, les prix de l’immobilier ont chuté de 33% en trois ans,rappelle Fintan O’Toole. Le carrosse de Cendrillon a des allures de citrouille cabossée.» Un bureau sur cinq est désormais vide, record d’Europe. Et les affiches de location à 15 euros le mètre carré pullulent. Une honte, pour Richard Boyd Barrett, de l’organisation People Before Profits («le peuple avant les profits»). «60 000 familles vivent encore misérablement en attente de logements, déplore-t-il. Le pays n’a pas investi massivement dans des services publics – éducation ou santé. On vient de baisser de 20% les salaires des fonctionnaires. On ferme des lits dans les hôpitaux quand il faut huit mois pour avoir une visite chez un spécialiste.» Les transports ? «La mairie de Dublin vient ainsi de supprimer 200 bus sur 1 000. Et les premiers touchés, ceux qui paient la facture, sont les plus vieux et les plus démunis.»

Ils ne sont pas les seuls. «Les Européens sont partis, mais ça ne suffit pas, on expulse les Africains ; on a choisi de diviser la société plutôt que de s’attaquer à la finance, la racine du mal», s’indigne le député (Sinn Féin) Aengus O’Snodaigh, devant une manif au pied du Parlement contre le durcissement de la politique du droit d’asile. La plaie de l’émigration, qu’on pensait cautérisée après l’arrivée historique de migrants des années fastes, s’est rouverte. Béante. «40 000 Irlandais ont fui l’île l’an passé ; on parle de 100 000 cette année», rappelle O’Toole.Sur 4,5 millions d’habitants. Un peu comme si 1,5 million de Français quittaient l’Hexagone… «On est une génération perdue, la génération sacrifiée», lâche Connie, agrégée de lettres, visa pour l’Australie en main. Derrière la crise économique et financière, une autre crise se profile donc. Politique, démocratique.

Moins d’un Irlandais sur quatre soutient encore le pouvoir ultradominant du Fianna Fail. «L’ère du Tigre celtique a entraîné l’institutionnalisation de la déconnexion entre les citoyens et la vie démocratique. Les politiques et les hommes d’affaires baignent dans une inertie telle qu’elle ne peut conduire qu’à la banqueroute morale.» Fiach Mac Conghaile dirige l’Abbey Theater, cofondé par le poète et dramaturge William Butler Yeats. Il dit : «Notre chute résulte de l’absence de vision et de modèle de notre pays. Résultat, l’Irlande n’a plus été dirigée comme un pays, mais comme une entreprise. Les Irlandais ne se sont pas comportés comme des citoyens, mais des consommateurs.» Mac Conghaile s’agace et entend prendre sa part dans le réveil.«A l’inverse de la France, il n’y a jamais eu de débat de fond, en dehors du Parlement, sur le pacte social.» Même l’Eglise s’en indigne. L’évêque de Dublin, Diarmuid Martin, a ainsi résumé l’affaire lundi. Assimilant l’Irlande d’avant crise à une «tour de Babel»,«dominée par une cupidité intellectuelle», il a appelé à écouter les plus pauvres pour éviter de verser dans «une société tyrannique».

 

Culture de l’Impunité. Fiach Mac Conghaile ne verse pas dans le sermon. Il vient de monter John Gabriel Borkman, du Norvégien Ibsen. L’histoire d’un banquier véreux en quête d’une réhabilitation qui ne viendra jamais. Presque d’actualité, si ce n’est que l’Irlande pratique la culture de l’impunité avec un sens quasi inégalé. «Ici, les politiques et les hommes d’affaires prennent le pouvoir, mais pas le sens des responsabilités qui va avec.» En trois ans, seules deux personnes ont écopé d’une peine de prison.

Collusion, népotisme, passe-droit : une forme de trilogie maison, résume Elaine Byrne. Cette jeune politologue à Trinity University et auteure d’un livre à paraître sur l’histoire de la corruption, est plus prosaïque : «L’Irlande n’a jamais eu d’argent. Donc elle n’a pas su comment dépenser la manne.» Ou plutôt si, façon retour d’ascenseur : «Le parti au pouvoir a été financé pour un bon tiers par le secteur de l’immobilier.» Dans un pays où le renouvellement politique se fait de façon dynastique ( «Le Premier ministre ou le ministre des Finances sont des fils de politiques») et les salaires loin des compétences («Bertie Ahern, ex-Premier ministre, fut le mieux payé des chefs d’Etat du monde entier»), difficile de porter une nouvelle génération au pouvoir.

Dans les pubs, on parle, comme Tim, chauffeur-livreur, «de ressortir les guillotines pour couper des têtes politico-financières». Mais dans la rue, les micromanifs démontrent un stoïcisme très pénitence. Tétanisés, les Irlandais se révoltent en silence. Pour l’instant. Elaine Byrne dit ceci : «Les économistes passent leur temps à se demander si le verre est à moitié plein ou à moitié vide. Or, il est cassé. Il faut en trouver un autre. Et refonder une démocratie qui soit enfin, inclusive.» Sinon, la colère pourrait bien déborder de Facebook et du courrier des lecteurs. «La psyché de revanche des Irlandais a généré une fascination pour l’argent et une euphorie délirante, dit Fintan O’Toole. L’histoire est finie.» Comment en réécrire une nouvelle qui ne finisse pas tel un trash movie de série Z économique ? 

 

 

Cet article paru sur le site de Libération résume bien notre situation actuelle. 


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