« Le lièvre de Patagonie ne courra plus … »

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Préfaçant « Shoah », Simone de Beauvoir relevait que la particularité de Claude Lanzmann avait été de construire une mémoire de l’horreur à partir de lieux, de voix et de visages. Chacun construit cependant sa propre sensibilité face à ce qu’a été l’extermination des juifs d’Europe.

A l’heure de son décès, je comprends que la mienne a été avant tout le fruit de quelques lectures dont celle d’un petit livre de poche trouvé au gré d’une étagère de province, « Le sang de l’espoir ». Cette ode à la vie d’un Samuel Pisar, déporté à 13 ans mais qui demeurera convaincu que le sang versé pendant cette période sombre allait devenir, comme il le disait, le sang de l’espoir a beaucoup compté. L’injonction d’Elie Bazin de « Vivre, survivre et revivre » après avoir été déporté à l’âge de 15 ans à Auschwitz puis après avoir subi la marche de la mort jusqu’à Buchenwald, également mais encore plus « La destruction des juifs d’Europe » dans lequel Raul Hilberg revient, comme Claude Lanzmann, sur l’acteur du génocide, sur le technicien. La nausée à la lecture décrivant l’ordinaire de « la Shoah par balle » en Europe centrale.

Cette sensibilité a été aussi celle des lieux. Un camp, une plaque de rue mais aussi une plage. Une plage blanche bordée d’une mer bleue pâle et d’un ciel délavé. La plage de Skene à quelques kilomètres de Liepaja en Lettonie. Sur cette plage, furent assassinés plusieurs milliers de juifs auxquels furent adjoints des prisonniers de guerre russes. La douleur d’imaginer ces milliers de corps, dont beaucoup de femmes et d’enfants assassinés au seul bruit des vagues et du claquement des coups de feu. Quelques pas au milieu d’un mémorial célébrant des Justes de Lettonie avant de rentrer à Riga. Je me souviens de ces 200 kilomètres parcourus depuis la Baltique au long d’une forêt infinie de bouleaux, d’un enchaînement de noir et de blanc qui progressivement efface la couleur, la distance, le temps, mêlant le présent et le passé pour me ramener progressivement en ces jours de décembre 1941 sur la plage de Liepaja. Dans son rapport, le responsable SS de ce massacre écrira : « La région est libérée des juifs. Il fait grand froid. ». Ce grand froid ne m’a pas quitté pendant longtemps et je sais désormais que « Ma » mémoire, intime, de la Shoah restera à jamais liée à cette plage.

Alors oui, Simone de Beauvoir avait raison. La mémoire de l’horreur, c’est un lieu, un visage, une voix. C’est aussi une force car elle nous oblige à vivre avec l’interrogation de savoir comment la faire partager à nos enfants. « Shoah », « Un vivant qui passe », « Sobibor », « le rapport Karski ». C’est la grandeur de Claude Lanzmann que d‘avoir laissé un héritage unique. A moi de le faire partager alors que le lièvre de Patagonie a fini de courir. Il en va de l’humanité de ceux que j’aime.


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